Dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, l’un des principaux arguments avancés pour affirmer que la concurrence dans le cyclisme moderne est plus élevée que lors de l’époque d’Eddy Merckx repose sur la supposée « internationalisation » accrue du peloton.
Ce phénomène voudrait que le cyclisme actuel bénéficie d’une compétition élargie en raison de la participation de coureurs issus d’un éventail plus large de pays, en comparaison aux années 1970. Toutefois, cette vision simplifiée masque une réalité plus nuancée et nous allons la développer avec vous. En effet, bien que le cyclisme ait effectivement ouvert ses portes à davantage de nations, la domination demeure entre les mains d’une poignée de pays européens, semblable à la situation observée à l’époque de Merckx. Il y a bien sûr une évolution inévitable, que nous ne nions pas, mais elle reste quand même en deçà des projections souvent erronées à son égard.
Dans cet article, nous allons démontrer que l’internationalisation n’est pas nécessairement synonyme de concurrence accrue, en observant l’hégémonie de quelques nations, tant hier qu’aujourd’hui.
L’ÉPOQUE D’EDDY MERCKX
Durant les années 1960 et 1970, l’univers du cyclisme professionnel était dominé par les coureurs européens, principalement issus de quelques pays : la Belgique, la France, l’Italie, les Pays-Bas, et l’Espagne. Cette époque est marquée par une quasi-hégémonie belge avec Eddy Merckx en figure de proue, accompagné de rivaux prestigieux venant d’Italie (Felice Gimondi), de France (Raymond Poulidor), et des Pays-Bas (Joop Zoetemelk).
La France a également joué un rôle clé au début des années 60, surtout avec les performances de Jacques Anquetil, premier cycliste à remporter cinq Tours de France (1957, puis quatre victoires consécutives de 1961 à 1964). Sa domination sur les courses à étapes a consolidé la position de la France dans le cyclisme.
Ensemble, ces pays formaient la « colonne vertébrale » du peloton mondial, monopolisant la quasi-totalité des grandes compétitions.
Cette distribution géographique restreinte pouvait donner l’impression d’une concurrence limitée, mais la densité de talents dans ce petit groupe était extrêmement élevée. Chacun de ces pays disposait d’écoles de cyclisme solidement ancrées dans leurs traditions sportives, produisant un vivier constant de cyclistes de haut niveau.
Dans les années 1960, le cyclisme était sans doute aussi populaire, voire plus populaire, que le football dans certains pays européens, notamment en Belgique et en France, sans oublier que l’attrait pour des autres sports étaient beaucoup moins important qu’aujourd’hui. Ce fait indiscutable n’est que trop rarement mis en avant aujourd’hui.
La domination n’était donc pas issue d’une limitation de concurrence mais de l’intensité des efforts et de la préparation au sein de ces pays cyclistes historiques. Sortir du rang des amateurs pour devenir professionnel était déjà une forme d’exploit, tant le nombre d’affiliés dans les catégories amateurs était élevé. La compétition commençait déjà à ce niveau réduit et était bien plus féroce qu’aujourd’hui sur bien des aspects.
RÉPARTITION DES COUREURS PAR NATION AU SEIN DU WORLD TOUR
Les cinq à six nations européennes qui continuent de dominer le cyclisme professionnel en termes de représentation dans les équipes World Tour sont la Belgique, la France, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, L’Espagne, les Pays-Bas, et le Danemark.
Ces pays fournissent une proportion significative des coureurs du World Tour, tant pour les équipes nationales que pour les formations internationales. Bien que quelques cyclistes remarquables viennent d’autres continents, la répartition géographique globale reste inégalitaire tout comme le montre la statistique suivante reprenant le nombre de coureurs dans le circuit World Tour par nationalité :
À première vue, il est indéniable que le cyclisme d’aujourd’hui semble attirer des athlètes venus de continents autrefois absents, comme l’Amérique du Sud, l’Australie, et même l’Afrique. Des cyclistes comme Egan Bernal (Colombie), Chris Froome (Kenya puis Royaume-Uni), Biniam Girmay (Érythrée) et Michael Matthews (Australie) en sont des exemples notables.
Les statistiques mises en avant par ce tableau sont néanmoins formelles, le cyclisme professionnel est encore dominé par un petit nombre de pays européens et l’internationalisation reste plutôt maigre. La majorité des coureurs proviennent toujours in fine d’un groupe restreint de nations européennes.
Le peloton mondial s’est bien sûr enrichi de nationalités autrefois marginales, et certaines équipes, comme l’équipe israélienne Israel-Premier Tech ou la défunte sud-africaine Qhubeka, ont promu l’image d’un cyclisme ouvert au monde. Cependant, l’impact réel de cette internationalisation sur la structure compétitive est loin d’être aussi révolutionnaire qu’on pourrait le penser.
UNE DOMINATION EUROPÉENNE INCONTESTABLE
Malgré une diversification géographique, le cyclisme reste largement dominé par une poignée de pays. En Europe, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, et surtout la Belgique ont maintenu et même renforcé leur influence au sommet du sport. Par ailleurs, l’émergence du Royaume-Uni avec des champions comme Bradley Wiggins, Chris Froome et Mark Cavendish, a ajouté une nouvelle puissance au peloton. En analysant les performances des dix dernières années, on constate que les grandes victoires continuent d’être largement concentrées dans quelques nations européennes auxquelles s’ajoute sporadiquement la Colombie au niveau des statistiques.
Seule l’Australie arrive à démentir ce constat, mais soyons honnêtes, même si ce pays se situe à l’autre bout du monde, on reste quand même dans la civilisation dite « occidentale ».
Si l’on examine les victoires dans les Grands Tours, on observe une domination slovène avec des figures comme Tadej Pogačar et Primož Roglič, accompagnés des Britanniques, des Belges et des Italiens. L’arrivée de coureurs de nations non européennes, comme la Colombie, pourrait sembler être le signe d’une plus grande diversité, mais elle ne traduit pas une répartition des victoires ou une hausse de la concurrence. En réalité, les champions de ces pays sont issus de programmes d’élite soutenus par des infrastructures sophistiquées, tout comme leurs prédécesseurs européens des années 1970.
CONCENTRATION DES RESSOURCES ET RÔLE DES ÉQUIPES
La domination de quelques pays dans le cyclisme moderne n’est pas seulement le reflet d’un manque de concurrence, mais également d’une concentration accrue des ressources au sein de certaines équipes. Les budgets colossaux des grandes équipes, comme Ineos Grenadiers (Royaume-Uni), UAE Team Emirates (Émirats Arabes Unis), et Jumbo-Visma (Pays-Bas), contribuent à concentrer les talents et les victoires au sein d’un petit cercle de pays. Ces équipes recrutent les meilleurs talents mondiaux, souvent issus des mêmes nations dominantes, pour ensuite former des super-équipes, réduisant de facto l’opportunité pour les athlètes de plus petites nations d’accéder à la scène internationale.
Au contraire, à l’époque de Merckx, les équipes étaient souvent moins globalisées et s’organisaient davantage autour de cyclistes nationaux. Cette organisation contribuait à une concurrence plus « nationale », où chaque pays disposait de sa propre figure de proue ou de son équipe de coureurs élites, empêchant la concentration actuelle où quelques équipes retiennent les meilleurs talents.
Aujourd’hui, cette concentration contribue à renforcer l’hégémonie des mêmes nations, les grandes équipes recrutant majoritairement des cyclistes issus de programmes de formation solides dans ces pays, là où l’investissement est le plus fort. Personne ne pourrait nier actuellement que les centres et clubs de formation les plus réputés au monde pour les cadets et les juniors se trouvent en Belgique et en France, soit les deux nations ayant gagné le plus de courses en 2024.
La transition vers le World Tour reste majoritairement favorable aux Européens. Le développement des coureurs non européens reste limité par un manque d’infrastructures et de compétition locale de haut niveau, et les talents internationaux doivent souvent venir en Europe dès l’adolescence pour espérer une place dans le peloton d’élite.
Seul l’avènement des équipes de développement au sein du WT pourrait venir changer la donne, nous en parlerons plus loin dans cet article.
UNE CONCURRENCE DISPERSÉE MAIS PAS PLUS FORTE
L’internationalisation apparente du cyclisme n’a donc pas engendré une concurrence accrue ; elle a simplement dispersé les origines géographiques des champions, tout en concentrant les résultats et le talent au sein d’un petit groupe de pays.
La dominance des mêmes nations persiste, car seuls ces pays investissent massivement dans des programmes de développement à long terme pour leurs cyclistes, garantissant une continuité dans la production de champions.
En cela, le cyclisme n’a pas fondamentalement changé depuis l’époque de Merckx. Ce sont toujours les pays avec la meilleure structure, les plus grands investissements et les meilleurs entraîneurs qui dominent les grandes courses. CRVE
Si l’internationalisation du cyclisme a permis une diversité culturelle et ethnique au sein du peloton, elle n’a pas permis une redistribution des chances de victoire. Seules cinq ou six nations dominent aujourd’hui comme elles dominaient hier, perpétuant l’idée que la concurrence n’est pas forcément plus élevée qu’à l’époque de Merckx. Au contraire, on pourrait arguer que l’organisation actuelle, favorisant la concentration des talents au sein de super-équipes, rend le peloton encore plus homogène en termes de performance, avec une poignée de pays et d’équipes écrasant le reste.
L’ARGUMENT SLOVÈNE
C’est l’argument choc que pourrait nous rétorquer une personne lambda pour contredire la démonstration de cet article. Tadej Pogacar aurait-il pu devenir le champion que nous connaissons durant les années Merckx en naissant en Slovénie ? Deux avis contradictoires émergent sur la question. D’une part certains diront que ce n’est qu’après l’indépendance de la Slovénie et la fin de la Yougoslavie en 1991 que le cyclisme a commencé à se développer progressivement dans le pays, avec des structures et des clubs permettant de former des jeunes talents. Ce mouvement s’étant amplifié au début des années 2000, jusqu’à produire, dans les années 2010-2020, des champions de renommée mondiale comme Primož Roglič et Tadej Pogačar.
D’autres diront que s’il avait vraiment été un nouveau « Merckx » comme beaucoup le présentent aujourd’hui, nul doute qu’il se serait rapidement fait un nom dans le milieu de l’époque. Rudi Valenčič par exemple, est un des rares cyclistes yougoslaves qui a participé à des compétitions internationales. Bien qu’il n’ait pas eu un impact majeur sur le cyclisme professionnel, il a représenté la Yougoslavie dans plusieurs épreuves internationales (Jeux Olympiques de 1968) et a contribué à la présence modeste de la Yougoslavie dans le monde du cyclisme. Il deviendra par ailleurs l’un des premiers Slovènes à devenir professionnel en dehors de la Yougoslavie avec ses compatriotes Vinko Polončič et Jure Pavlič, comme quoi il existait déjà un cyclisme slovène à cette époque.
La Slovénie aura-t-elle de nouveaux des coureurs exceptionnels de la trempe de Pogacar et Roglic dans les années à venir ? Ca semble honnêtement peu probable et pour faire un parallèle belgo-belge, leur ascension ressemble à un épiphénomène difficilement reproductible dans la même veine que la domination mondiale par la Belgique du tennis féminin dans une époque pas si lointaine par Justine Henin et Kim Clijsters.
L’AFRIQUE DE BINIAM GIRMAY ? UN SYMBOLE ISOLÉ
Nous ne parlerons même pas du continent asiatique tellement il est évident qu’aucune concurrence venant de ce continent n’est en mesure de bousculer l’ordre établi. Par contre, le coureur d’origine érythréenne Biniam Girmay est souvent présenté comme un symbole de l’internationalisation du cyclisme en raison de son origine africaine, mais il reste en réalité un épiphénomène dans ce sport. Bien que son succès récent ait attiré l’attention sur la possibilité de voir plus de cyclistes africains au plus haut niveau, plusieurs éléments montrent qu’il ne reflète pas une véritable internationalisation structurelle du cyclisme :
La popularité du cyclisme est en hausse dans certains pays africains, mais il reste confronté à de nombreux défis, comme le manque de routes adaptées, de vélos de qualité et de soutien financier. Contrairement au football, beaucoup plus accessible, le cyclisme demande des infrastructures et un équipement coûteux. L’accès aux sponsors, aux compétitions internationales et aux équipes de développement basées en Europe est également limité, et il est rare que les jeunes talents africains aient les ressources nécessaires pour suivre un chemin similaire à celui de Girmay. D’ailleurs même dans nos contrées européennes le cyclisme devient de moins en moins accessible pour une certaine jeunesse tellement le prix des vélos de course devient élevé. « Le cyclisme est devenu un sport de riches ! », alertait Marc Madiot récemment lorsqu’il dressait un bilan plutôt alarmant sur l’état de la Petite Reine en France. On ne peut lui donner tort à ce sujet. Alors imaginez en Afrique…
Le parcours de Girmay repose en grande partie sur son talent individuel et le soutien spécifique de certaines équipes, comme Intermarché-Wanty-Gobert, qui a décidé de miser sur lui. A ce propos, il est frappant de remarquer que même si Girmay est responsable de la hausse de popularité du cyclisme dans certains pays africains, il reste honnêtement un sport quasi marginalisé dans cette région du globe où le football est devenu quasi une religion.
Il est d’ailleurs interpellant de noter que l’équipe Intermarché-Wanty, ayant misé énormément sur ‘Bini’ en lui octroyant un salaire XXL, soit maintenant confrontée à des difficultés financières. Biniam Girmay n’était assurément pas la poule aux oeufs d’or espérée par l’équipe en terme de rendement marketing malgré l’immensité du continent africain. Dans un article récent dans les colonnes du Het Laatste Nieuws, Aike Visbeeck déclarait justement ceci :
‘La position de second sponsor-titre est libre… C’est étrange, en fait, que ce vide soit si difficile à combler. Avec Biniam Girmay, nous avons quelqu’un avec sa propre identité, qui a fait les gros titres en Afrique et se distingue énormément sur le marché international. Nous espérons sincèrement que cela finira par se concrétiser.’ A méditer…
LA SOLUTION : LES ÉQUIPES DE DÉVELOPPEMENT ?
Cette internationalisation pourrait peut-être venir selon nous avec l’avènement des équipes de développement dans la plupart des équipes officiant au niveau World Tour. Les équipes de développement U23 sont de plus en plus actives dans le recrutement de jeunes cyclistes issus de pays traditionnellement moins présents dans le peloton professionnel.
Ces équipes, souvent soutenues par des structures comme INEOS Grenadiers, Jumbo-Visma, UAE Team Emirates, et d’autres grandes équipes, cherchent à recruter des jeunes prometteurs sur tous les continents. Cela pourrait ouvrir la porte à des coureurs talentueux venant de nations non-européennes, notamment en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie, et en Océanie, augmentant ainsi la diversité du peloton dès le niveau U23.
Le cyclisme professionnel restant centré sur l’Europe, il peut être difficile pour des jeunes cyclistes de pays lointains d’accéder aux compétitions et d’acquérir de l’expérience sur le circuit européen. Les équipes de développement pourraient selon nous faciliter cette transition en permettant à des cyclistes du monde entier de participer aux courses U23 en Europe, d’intégrer des réseaux et d’apprendre les particularités des courses européennes. Cela rendrait la progression vers le World Tour plus accessible aux jeunes internationaux talentueux, même sans structures professionnelles dans leur pays d’origine, ce qui reste l’écueil principal.
L’Union Cycliste Internationale (UCI) soutient aussi cette internationalisation avec des initiatives comme le Centre Mondial du Cyclisme, qui forme des jeunes talents du monde entier. En s’associant avec ces initiatives, les équipes de développement renforcent la présence de jeunes de nationalités variées, ce qui donne un coup de pouce aux cyclistes de pays moins traditionnels pour être repérés et recrutés dans le World Tour.
Conclusion
En conclusion, l’internationalisation du cyclisme moderne ne doit pas être confondue avec une augmentation de la concurrence. Si le peloton semble plus diversifié en termes de nationalités représentées, la réalité des victoires et des podiums reste fortement concentrée entre cinq ou six nations européenes dominantes, comme nous le montre si bien le tableau du nombre de victoires par pays au niveau World Tour en 2024 :
PAYS | VICTOIRES |
🇧🇪 BELGIQUE | 39 |
🇸🇮 SLOVÉNIE | 33 |
🇳🇱 PAYS-BAS | 14 |
🇫🇷 FRANCE | 12 |
🇬🇧 GRANDE BRETAGNE | 12 |
🇦🇺 AUSTRALIE | 10 |
🇪🇸 ESPAGNE | 10 |
🇩🇰 DANEMARK | 9 |
🇮🇹 ITALIE | 9 |
🇺🇲 ÉTATS-UNIS | 5 |
🇪🇨 ÉQUATEUR | 3 |
🇪🇷 ÉRYTHRÉE | 3 |
🇨🇭SUISSE | 3 |
🇨🇦 CANADA | 2 |
🇮🇪 IRLANDE | 2 |
🇩🇪 ALLEMAGNE | 2 |
🇵🇹 PORTUGAL | 2 |
🇨🇴 COLOMBIE | 1 |
🇳🇿 NOUVELLE-ZÉLANDE | 1 |
🇿🇦 AFRIQUE DU SUD | 1 |
🇦🇪 ÉMIRATS ARABES UNIS | 1 |
🇳🇴 NORVÈGE | 1 |
🇷🇺 RUSSIE | 1 |
🇨🇿 TCHÉQUIE | 1 |
🇲🇽 MEXIQUE | 1 |
L’internationalisation peut donner l’illusion d’une compétition accrue, mais elle reste un mirage dans le contexte d’un sport où les victoires, les podiums, et les succès demeurent sous le contrôle des mêmes puissances cyclistes d’hier auxquelles il faut ajouter l’Angleterre, le Danemark, la Slovénie et l’Australie et dans une certaine mesure la Colombie (sur le déclin cependant), seules nation devenue ‘grandes’ et incontournables dans le monde cycliste actuel.
Photo d’illustration (Biniam Girmay) : © Giro d’Italia Official